L’accord de libre-échange entre l’Europe et certains pays d’Amérique du Sud revient dans l’actualité. Avec toutes les craintes qu’il sème. Surtout pour les agriculteurs.

La simple évocation du Mercosur convoque instantanément une image. Et non, ce n’est pas celle de deux continents qui, forts de barrières douanières réduites, stimulent leurs échanges commerciaux. Plutôt celle d’une myriade de tracteurs, d’un capharnaüm sans nom -dans la version polie- sur les routes et d’une bronca -dans sa version polie bis- qui exhalait encore tout récemment paille brulée et purin. Le Mercosur, c’est pourtant un vieux machin. Un dossier ouvert avant l’an 2000 et son bug qui n’a pas eu lieu. Un accord bien plus ridé que le CEPA (Accord de partenariat économique global), que l’Europe a ratifié sans remous fin septembre avec l’Indonésie.
D’où vient-il ? Décryptage de cet accord de libre-échange entre l’Union européenne et les cadors d’Amérique du Sud. Du pourquoi il allume inlassablement la mèche quand il refait surface à comment il impacte les PME wallonnes et bruxelloises. Le tout dans un contexte nouveau, celui d’une réorientation de la politique économique européenne face à l’actuelle et brutale poussée protectionniste de Washington

Le terme Mercosur désigne en fait le Marché commun du Sud, une zone de libre-échange du continent sud-américain qui regroupe l’Argentine, la Bolivie, l’Uruguay, le Brésil et le Paraguay. L’idée, née il y a vingt-cinq ans, était de rapprocher ce marché commun du Sud de l’Union européenne. De créer un accord d’association entre ces deux mastodontes portant sur plusieurs aspects. Un volet politique, un volet lié à la coopération et, enfin, un accord de libre-échange, principal point d’achoppement.


En somme, pour ce dernier chapitre, de dessiner la plus grande zone de libre-échange au monde, couvrant un marché de plus de 700 millions de consommateurs. Là où le président américain s’échine à augmenter les droits de douanes, l’idée de cet accord est justement de les affaiblir, voire les abolir, pour augmenter les flux et favoriser le commerce entre Europe et Amérique du Sud. L’accord UE-Mercosur ouvre donc les portes d’un marché de plus de 295 millions de consommateurs à l’Europe. Mais, évidemment, la réciprocité s’applique aussi et c’est là que ça coince.

Le projet a déjà de l’âge, donc. Impossible en quelques lignes de retracer toute la sinuosité de son parcours mais en somme, l’idée de base a plus de vingt-cinq ans et revient ponctuellement sur le devant de la scène. Sauf que, cette fois, elle a été adoptée le 3 septembre dernier par la Commission européenne. L’accord doit désormais être soumis aux 27 Etats membres et au Parlement européen pour être entériné. Il ne devrait, au « mieux » pas entrer en vigueur avant fin 2026.

On parle, on l’a dit, de la création de la plus grande zone de libre-échange au monde. Selon la Commission européenne qui a évidemment chiffré tout ça, cette levée des barrières représenterait des exportations à la hausse de près de 40 % vers les pays sud-américains concernés. Sachant que, il y a quelques années, ses exportations avaient été évaluées à 45 milliards d’euros annuels. Sont particulièrement concernés le secteur de l’automobile, des productions pharmaceutiques ou du textile, impactés par les actuels droits de douane (jusqu’à 35% sur les voitures, par exemple). Moins d’obstacles administratifs, des procédures simplifiées et des coûts moindres, donc.


Pour la Belgique, l’année dernière, selon les données de la Commission européenne toujours, les exportations nationales vers le Mercosur s’élevaient à 2,1 milliards d’euros pour les produits chimiques et pharmaceutiques, 700 millions pour les machines et équipements électriques, 371 millions pour les équipements de transports et 184 millions pour les instruments médicaux. Les droits de douanes, qui peuvent culminer à 35 % pour ces secteurs, seront donc progressivement supprimés. Il en va de même pour les prestataires de services. En 2023, les exportations se chiffraient à 415 millions d’euros, principalement en service aux entreprises, transports et propriété intellectuelle.


Revient donc l’idée d’une attractivité accrue sur un marché conséquent avec des produits et services proposés à un cout direct moindre, évidemment, mais aussi un gain conséquent au niveau administratif. Bref du « Made in Belgium », ou plutôt « Hecho en Belgica » à un prix nettement plus attractif de l’autre côté de l’océan Atlantique.

Ebauché de la sorte, c’est en effet beau comme une plage brésilienne. Mais si la chose s’avère une indéniable opportunité pour les secteurs à forte valeur ajoutée qui commercialisent des produits manufacturés, elle l’est nettement moins pour d’autres. « Pour ces secteurs compétitifs, c’est en effet une chance de développer de nouveaux débouchés et de renforcer leur rayonnement à l’international », expose Sébastien Splingard, spécialiste en la matière au Service d’Etudes UCM. « Mais l’agriculture et l’agroalimentaire se trouvent dans des situations bien différentes. L’arrivée massive de boeuf, de poulet ou de sucre sud-américain risque de déstabiliser des filières locales déjà fragiles ».


On en vient à la fameuse réciprocité. Car si le marché s’ouvre dans un sens, les barrières se lèvent de facto dans l’autre aussi. Et donc, c’est pour l’Amérique du Sud un énorme potentiel consommateurs qui se présente avec l’Europe. Alors, envahissement du marché par du boeuf argentin, par exemple ? « Du boeuf ou du poulet, en outre, produit à moindre coût et surtout soumis à des normes phytosanitaires qui n’ont rien à voir avec celles qui existent en Europe. On parle de pesticides, d’antibiotiques et autres… Il en est de même pour les garanties sociales qui ne sont en rien comparables aux standards européens », poursuit l’expert UCM. « Les exploitations familiales piliers de notre alimentation et notre économie locale n’ont pas les armes pour affronter une telle concurrence déloyale. Ce constat vaut également pour les règles en matière environnementales. Et puis il y a une dimension émotionnelle dans tout ça. Être agriculteur, c’est cultiver sa terre, c’est quelque chose qu’on nourrit dans ses tripes. Mais c’est un secteur qui, aussi vital qu’il soit, est déjà grandement fragilisé à la base. UCM soutient évidemment le principe de libre-échange mais pas à n’importe quel prix. Dans sa version actuelle, l’accord est déséquilibré et inacceptable.»
D’où, donc, la bronca poliment susmentionnée des agriculteurs qui pointent cette potentielle concurrence déloyale des gigantesques exploitations sud-américaines.

"Au vu de la machinerie institutionnelle concernée et du temps qu’elle engendre dans chacune de ses décisions, si une de ces situations devait arriver, ce serait évidemment déjà trop tard pour le petit agriculteur"

En réponse aux préoccupations, pour manier l’euphémisme, des agriculteurs, l’Europe a établi des quotas et une clause de sauvegarde « solide protégeant les produits européens sensibles contre toute augmentation préjudiciable des importations en provenance du Mercosur », précise la Commission dans un communiqué. En substance, le mécanisme permettrait de suspendre temporairement des importations. 

Dans quel cas ? Pour faire simple, deux situations déclencheraient cette clause de sauvegarde. Si les exportations du Mercosur en Europe progressent de plus de 10 %. Et si le prix de ces produits venant d’Amérique latine importés en Europe baissait de plus de 10 %. Dans ces deux cas, il y aurait enquête pour déterminer s’il faut bien réduire, voire stopper les importations. Le temps de l’enquête, l’instance promet d’agir avec des mesures provisoires. « Au vu de la machinerie institutionnelle concernée et du temps qu’elle engendre dans chacune de ses décisions, si une de ces situations devait arriver, ce serait évidemment déjà trop tard pour le petit agriculteur », souligne Sébastien Splingard.


Reste le point des quotas. La commission assure que les importations seront limitées à 99.000 tonnes de viande bovine, soit 1,5% de la production de l’Union européenne, par exemple. Même idée pour la viande porcine (0,1% de la production UE) ou volaille (1,3% de la production UE). En outre Bruxelles prévoit un filet de sécurité de 6,3 milliards d’euros dans son prochain budget européen pour protéger le marché en cas de déstabilisation de la filière agricole.

Pas suffisant pour certains pays. Non pour l’Autriche et l’Italie, réticence en France et aux Pays-Bas, oui franc pour l’Allemagne. La nature de leur paysage économique donne évidemment un fameux indice sur le pourquoi de telles décisions… Et la Belgique ? Elle n’a pas pris de position définitive en raison des divergences d’opinions de ses régions. Etant ce qu’elle est au niveau institutionnel, soit bien pire que le capharnaüm là aussi susmentionné, la Wallonie, Bruxelles et la Flandre sont amenées à rendre leur position sur le sujet. La Flandre est plutôt favorable, la Wallonie est contre. « Notre position est claire et a été mainte fois répétée : c’est non à l’accord en l’état et ce sera donc au minimum une abstention pour la Belgique parce que c’est un non de la part de la Wallonie », a réaffirmé la ministre wallonne de l’agriculture Anne-Catherine Dalcq, qui parle « de non-respect des producteurs » et de « concurrence déloyale ».


Une abstention belge qui, cela dit, n’empêcherait pas l’accord du Mercosur d’être implémenté en Belgique si le texte est approuvé par le Conseil des Ministres (à la majorité qualifiée soit 15 sur 27 pays membres et au moins 65% de la population totale européenne) puis par le Parlement européen à la majorité simple. Qui a dit, capharnaüm et bronca en perspective si c’est le cas ?